En lisant Pascal (1)

Sauf indication contraire, la numérotation des extraits ou citations de cette série « En lisant Pascal » sera celle de l’édition Brunschvicg (1897).

(1) Différence entre l’esprit de géométrie et l’esprit de finesse.

En l’un, les principes sont palpables mais éloignés de l’usage commun; de sorte qu’on a peine à tourner la tête de ce côté‑là, manque d’habitude: mais pour peu qu’on l’y tourne, on voit les principes à plein; et il faudrait avoir tout à fait l’esprit faux pour mal raisonner sur des principes si gros qu’il est presque impossible qu’ils échappent.
Mais dans l’esprit de finesse les principes sont dans l’usage commun et devant les yeux de tout le monde. On n’a que faire de tourner la tête ni de se faire violence; il n’est question que d’avoir bonne vue, mais il faut l’avoir bonne: car les principes sont si déliés et en si grand nombre, qu’il est presque impossible qu’il n’en échappe. Or l’omission d’un principe mène à l’erreur; ainsi il faut avoir la vue bien nette pour voir tous les principes, et ensuite l’esprit juste pour ne pas raisonner faussement sur des principes connus.
Tous les géomètres seraient donc fins s’ils avaient la vue bonne, car ils ne raisonnent pas faux sur les principes qu’ils connaissent; et les esprits fins seraient géomètres s’ils pouvaient plier leur vue vers les principes inaccoutumés de géométrie.
Ce qui fait donc que de certains esprits fins ne sont pas géomètres, c’est qu’ils ne peuvent du tout se tourner vers les principes de géométrie; mais ce qui fait que des géomètres ne sont pas fins, c’est qu’ils ne voient pas ce qui est devant eux et qu’étant accoutumés aux principes nets et grossiers de géométrie, et à ne raisonner qu’après avoir bien vu et manié leurs principes, ils se perdent dans les choses de finesse, où les principes ne se laissent pas ainsi manier. On les voit à peine, on les sent plutôt qu’on ne les voit, on a des peines infinies à les faire sentir à ceux qui ne les sentent pas d’eux‑mêmes: ce sont choses tellement délicates et si nombreuses, qu’il faut un sens bien délicat et bien net pour les sentir, et juger droit et juste selon ce sentiment, sans pouvoir le plus souvent le démontrer par ordre comme en géométrie, parce qu’on n’en possède pas ainsi les principes, et que ce serait une chose infinie de l’entreprendre. Il faut tout d’un coup voir la chose d’un seul regard, et non pas par progrès de raisonnement, au moins jusqu’à un certain degré. Et ainsi il est rare que les géomètres soient fins et que les fins soient géomètres, à cause que les géomètres veulent traiter géométriquement ces choses fines, et se rendent ridicules, voulant commencer par les définitions et ensuite par les principes, ce qui n’est pas la manière d’agir en cette sorte de raisonnement. Ce n’est pas que l’esprit ne le fasse; mais il le fait tacitement, naturellement et sans art, car l’expression en passe tous les hommes, et le sentiment n’en appartient qu’à peu d’hommes.
Et les esprits fins au contraire, ayant ainsi accoutumé à juger d’une seule vue, sont si étonnés, — quand on leur présente des propositions où ils ne comprennent rien, et où pour entrer, il faut passer par des définitions et des principes si stériles, qu’ils n’ont point accoutumé de voir ainsi en détail, — qu’ils s’en rebutent et s’en dégoûtent.
Mais les esprits faux ne sont jamais ni fins ni géomètres.
Les géomètres, qui ne sont que géomètres, ont donc l’esprit droit, mais pourvu qu’on leur explique bien toutes choses par définitions et principes; autrement ils sont faux et insupportables, car ils ne sont droits que sur les principes bien éclaircis.
Et les fins qui ne sont que fins ne peuvent avoir la patience de descendre jusque dans les premiers principes des choses spéculatives et d’imagination, qu’ils n’ont jamais vues dans le monde, et tout à fait hors d’usage.

(n° 972 dans la classification Guersant, 1957, collection Les Portiques, pages 453 à 455)

* cet extrait figure dans Lagarde et Michard, XVIIe, pages 140/141.

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