En lisant Kant (13)

Le sublime dynamique de la nature
§.28
La nature comme force

« Le surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s’amoncelant dans le ciel et s’avançant parcourues d’éclairs et de fracas, des volcans dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation, l’océan sans limites soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve puissant, etc. réduisent notre faculté de résistance à une petitesse insignifiante comparée à leur force. Mais leur spectacle n’en devient que plus attirant à la seule condition que nous soyons en sécurité; et c’est volontiers que nous appelons sublimes ces phénomènes, car ils élèvent les forces de l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir en nous une faculté de résistance d’une tout autre sorte qui nous donne le courage de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature. »

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Analytique du sublime §28, Bibliothèque de la Pléiade, Tome II, page 1031.

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En lisant Kant (12)

§ 42
L’intérêt intellectuel pour le beau
.

Le chant des oiseaux est porteur d’allégresse et de joie de vivre. C’est ainsi du moins que nous interprétons la nature, que notre interprétation soit ou non conforme à ses intentions. Mais cet intérêt qu’ici nous prenons à la beauté exige absolument qu’il s’agisse d’une beauté de la nature et il disparaît entièrement dès que l’on remarque qu’on a été trompé, et que c’était seulement de l’art; au point que le goût n’y trouve plus rien de beau et la vue rien d’attrayant. Quoi de plus apprécié des poètes que le trille enchanteur du rossignol, lancé d’un bosquet solitaire, par une calme soirée d’été, sous un doux clair de lune? Mais on connaît des exemples de ce que, lorsqu’on n’a pu trouver un tel chanteur, quelque hôte malicieux a su tromper pour leur plus grande satisfaction d’ailleurs, les invités venus chez lui jouir de l’air de la campagne, en dissimulant dans un buisson un jeune espiègle qui sache imiter avec une apparence de parfait naturel ces trilles (en sifflant dans un jonc ou un roseau). Mais dès que l’on est persuadé de la supercherie, personne ne supportera longtemps d’écouter ce chant auparavant si attrayant; et il en va de même avec tout autre oiseau chanteur. Pour que nous puissions prendre un intérêt immédiat à ce qui est beau en tant que tel, il faut que cette beauté soit naturelle, ou qu’elle passe pour l’être à nos yeux; a fortiori lorsque nous nous autorisons à supposer que d’autres doivent y prendre intérêt.

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Bibliothèque de la Pléiade, page 1083.

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En lisant Kant (11)

§ 16
Le jugement de goût par lequel un objet est déclaré beau sous la conception d’un concept déterminé n’est pas pur.

Il y a deux espèces de beauté: la beauté libre () ou la beauté qui n’est qu’adhérente (). La première ne présuppose aucun concept de ce que doit-être l’objet; la seconde présuppose un tel concept ainsi que la perfection de l’objet d’après ce concept. Les beautés de la première espèce sont appelées beautés (existant par elles-mêmes) de telle ou telle chose; l’autre espèce de beauté, en tant qu’adhérente à un concept (beauté conditionnée), est attribuée à des objets qui sont compris sous le concept d’une fin particulière.
Les fleurs sont de libres beautés de la nature. Quelle chose une fleur doit être, il n’y a guère que le botaniste qui le sache, et même lui, qui y reconnaît les organes de fécondation de la plante, il ne tient pas compte de cette fin de la nature quand il en juge selon le goût. Ainsi n’y a-t-il au fondement de ce jugement aucune perfection de quelque sorte que ce soit, aucune finalité interne, à quoi se rapporte la composition du divers. De nombreux oiseaux (le perroquet, le colibri, l’oiseau de paradis), une multitude de coquillages marins sont des beautés en soi, qui ne se rapportent à aucun objet déterminé quant à sa fin par des concepts, mais plaisent librement et pour elles-mêmes. C’est ainsi que les dessins à la grecque, les rinceaux pour des encadrements ou sur des papiers peints, etc., ne signifient rien en eux-mêmes; ils ne représentent rien, aucun objet sous un concept déterminé, ce sont des beautés libres. (…)
Dans l’appréciation d’une beauté libre (d’après la pure et simple forme), le jugement de goût est pur. On ne suppose aucun concept d’une fin quelconque à laquelle servirait le divers dans l’objet donné et que ce dernier devrait représenter, au point que la liberté de l’imagination, qui pour ainsi dire joue dans la contemplation de la figure, ne s’en trouverait que limitée d’autant.
Mais la beauté d’un être humain (…), la beauté d’un cheval ou d’un édifice (…) supposent le concept d’une fin qui détermine ce que doit être la chose, et supposent par conséquent un concept de sa perfection; et il s’agit donc de beauté adhérente.

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Bibliothèque de la Pléiade, § 16, pages 990/991.

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En lisant Kant (10)

§. VII.
Comparaison du beau avec l’agréable

En ce qui concerne l’agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d’un objet qu’il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne. C’est pourquoi, s’il dit: “Le vin des Canaries est agréable”, il admettra volontiers qu’un autre le reprenne et lui rappelle qu’il doit plutôt dire: “cela est agréable pour moi”; et ce, non seulement pour ce qui est du goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux ou à l’oreille de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour l’un, morte et sans vie pour l’autre. L’un aimera le son des instruments à vent, l’autre leur préférera celui des instruments à corde. Ce serait folie d’en disputer pour récuser comme inexact le jugement d’autrui qui diffère du nôtre, tout comme s’il s’opposait à lui de façon logique; en ce qui concerne l’agréable, c’est donc le principe suivant qui est valable: À chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens).
Il en va tout autrement du beau. Il serait (…) ridicule que quelqu’un qui se pique d’avoir du goût songeât à s’en justifier en disant: cet objet (l’édifice que nous avons devant les yeux, le vêtement que porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il n’y a pas lieu de l’appeler beau, si ce dernier ne fait que de lui plaire à lui. Il y a beaucoup de choses qui peuvent avoir de l’attrait et de l’agrément, mais, de cela, personne ne se soucie; en revanche, s’il affirme que quelque chose est beau, c’est qu’il attend des autres qu’ils éprouvent la même satisfaction; il ne juge pas pour lui seulement mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c’était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit: cette chose est belle; et ce, en comptant sur l’adhésion des autres à son jugement exprimant la satisfaction qui est la sienne, non pas parce qu’il aurait maintes fois constaté que leur jugement concordait avec le sien; mais bien plutôt, il exige d’eux cette adhésion. S’ils jugent autrement, il les en blâme et leur dénie ce goût dont, par ailleurs, il affirme qu’ils doivent l’avoir; et, dans cette mesure, on ne peut pas dire: À chacun son goût. Cela reviendrait à dire que le goût n’existe pas, c’est-à-dire qu’il n’existe pas de jugement esthétique qui puisse légitimement revendiquer l’assentiment de tous.

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Bibliothèque de la Pléiade, pages 968/969.

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En lisant Kant (9)

§ I.
Le jugement de goût est esthétique

Pour distinguer si quelque chose est beau ou non, nous ne rapportons pas la représentation à l’objet par l’entendement en vue d’une connaissance, mais nous la rapportons par l’imagination […] au sujet et au sentiment de plaisir et de déplaisir de ce dernier. Le jugement de goût n’est donc pas un jugement de connaissance, ce n’est donc pas un jugement logique, mais esthétique, c’est-à-dire un jugement dont le principe déterminant ne peut être rien autre que subjectif.

§. II.
La satisfaction, qui détermine le jugement de goût, est pure de tout intérêt

(…) quand la question est de savoir si une chose est belle, ce que l’on veut savoir, ce n’est pas si l’existence de cette chose a ou pourrait avoir quelque importance pour nous-mêmes ou pour quiconque, mais comment nous en jugeons quand nous nous contentons de la considérer (dans l’intuition ou dans la réflexion). Si quelqu’un me demande si je trouve beau le palais que j’ai devant les yeux, je peux toujours répondre que je n’aime pas ce genre de choses qui ne sont faites que pour les badauds; ou bien comme ce sachem iroquois, qui n’appréciait rien à Paris autant que les rôtisseries; je peux aussi, dans le plus pur style de Rousseau, récriminer contre la vanité des Grands, qui font servir la sueur du peuple à des choses si superflues; je puis enfin me persuader bien aisément que si je me trouvais dans une île déserte, sans espoir de revenir jamais parmi les hommes, et si j’avais le pouvoir de faire apparaître par magie, par le simple fait de ma volonté, un édifice si somptueux, je ne prendrais même pas cette peine dès lors que je disposerais déjà d’une cabane qui serait assez confortable pour moi. On peut m’accorder tout cela et y souscrire, mais là n’est pas le problème. En posant la dite question, on veut simplement savoir si cette pure et simple représentation de l’objet s’accompagne en moi de satisfaction, quelle que puisse être mon indifférence concernant l’existence de l’objet de cette représentation. On voit aisément que c’est ce que je fais de cette représentation en moi-même, et non pas ce en quoi je dépends de l’existence de l’objet, qui importe pour que je puisse dire qu’un tel objet est beau et pour faire la preuve que j’ai du goût. Chacun devra admettre que le jugement sur la beauté au sein duquel il se mêle le moindre intérêt est tout à fait de parti pris et ne constitue nullement un jugement de goût qui soit pur. Il ne faut pas se soucier le moins du monde de l’existence de la chose mais y être totalement indifférent, pour jouer le rôle de juge en matière de goût.

Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Bibliothèque de la Pléiade, pages 957/960.

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En lisant Kant (8)

La mort, nul n’en peut faire l’expérience en lui-même (car faire une expérience relève de la vie); on ne peut que la percevoir chez les autres. Est-elle douloureuse? Le râle ou les convulsions des mourants ne permettent pas d’en juger: ils paraissent plutôt une simple réaction mécanique de la force vitale, et peut-être la douce impression de ce passage graduel qui libère de tout mal.
La peur de la mort, qui est naturelle à tous les hommes, même aux plus malheureux et fût-ce au plus sage, n’est pas un frémissement d’horreur devant le fait de périr, mais, comme le dit justement Montaigne, devant la pensée d’avoir péri (d’être mort); cette pensée, le candidat à la mort s’imagine l’avoir encore après la mort, puisque le cadavre qui n’est plus lui, il le pense comme soi-même plongé dans l’obscurité de la tombe ou n’importe où ailleurs. L’illusion ici ne peut être supprimée: elle réside dans la nature de la pensée, en tant que parole qu’on s’adresse à soi-même et sur soi-même. La pensée « je ne suis pas » ne peut absolument pas exister; car si je ne suis pas, je ne peux pas non plus être conscient que je ne suis pas. Je peux bien dire: je ne suis pas en bonne santé, etc., en pensant des prédicats de moi-même qui ont valeur négative (comme cela arrive pour tous les verbes); mais, parlant à la première personne, nier le sujet lui-même – celui-ci énonçant son propre néant – est une contradiction.

Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique, I, I, § 27

Commentaire: ce raisonnement est à rapprocher de celui d’Épicure dans sa lettre à Ménécée.

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En lisant Kant (7)

L’homme est un animal qui, du moment où il vit parmi d’autres individus de son espèce, a besoin d’un maître. Car il abuse à coup sûr de sa liberté à l’égard de ses semblables; et quoique, en tant que créature raisonnable, il souhaite une loi qui limite la liberté de tous, son penchant animal à l’égoïsme l’incite toutefois à se réserver dans toute la mesure du possible un régime d’exception pour lui-même. Il lui faut donc un maître qui batte en brèche sa volonté particulière et le force à obéir à une volonté universellement valable, grâce à laquelle chacun puisse être libre. Mais où va-t-il trouver ce maître? Nulle part ailleurs que dans l’espèce humaine. Or ce maître, à son tour, est tout comme lui un animal qui a besoin d’un maître. De quelque façon qu’il s’y prenne, on ne voit pas comment il pourrait se procurer pour établir la justice publique un chef juste par lui-même: soit qu’il choisisse à cet effet une personne unique, soit qu’il s’adresse à une élite de personnes triées au sein d’une société. Car chacune d’elles abusera toujours de la liberté si elle n’a personne au-dessus d’elle pour lui imposer l’autorité des lois. Or le chef suprême doit être juste par lui-même, et cependant être un homme. Cette tâche est par conséquent la plus difficile à remplir de toutes; à vrai dire sa solution parfaite est impossible: le bois dont l’homme est fait est si noueux qu’on ne peut y tailler des poutres bien droites. La nature nous oblige à ne pas chercher autre chose qu’à nous approcher de cette idée.

Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique, 6ème proposition.

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En lisant Kant (6)

“L’homme n’était pas destiné à faire partie d’un troupeau comme un animal domestique, mais d’une ruche comme les abeilles.”

Emmanuel Kant, Anthropologie du point de vue pragmatique.

Le moyen dont se sert la nature, pour mener à terme le développement de toutes les dispositions humaines est leur antagonisme dans la société, jusqu’à ce que celui-ci finisse pourtant par devenir la cause d’un ordre conforme à la loi.

J’entends ici par antagonisme l’insociable sociabilité des hommes, c’est-à-dire le penchant des hommes à entrer en société, qui est pourtant lié à une résistance générale qui menace constamment de rompre cette société. L’homme possède une tendance à s’associer, parce que dans un tel état il se sent plus qu’homme, c’est-à-dire qu’il sent le développement de ses dispositions naturelles. Mais il a aussi un grand penchant à se séparer (s’isoler) parce qu’il trouve en même temps en lui cet attribut qu’est l’insociabilité, [tendance] à vouloir seul tout organiser selon son humeur; et delà, il s’attend à [trouver] de la résistance partout, car il sait de lui-même qu’il est enclin de son côté à résister aux autres. C’est cette résistance qui excite alors toutes les forces de l’homme, qui le conduit à triompher de son penchant à la paresse et, mu par l’ambition, la soif de dominer ou de posséder, à se tailler une place parmi ses compagnons, qu’il ne peut souffrir, mais dont il ne peut non plus se passer. C’est à ce moment qu’ont lieu les premiers pas de l’inculture à la culture, culture qui repose sur la valeur intrinsèque de l’homme, [c’est-à-dire] sur sa valeur sociale. C’est alors que les talents se développent peu à peu, que le goût se forme, et que, par un progrès continu des Lumières, commence à s’établir un mode de pensée qui peut, avec le temps, transformer la grossière disposition au discernement moral en principes pratiques déterminés, et ainsi transformer enfin un accord pathologiquement arraché pour [former] la société en un tout moral. Sans cette insociabilité, attribut, il est vrai, en lui-même fort peu aimable, d’où provient cette résistance que chacun doit nécessairement rencontrer dans ses prétentions égoïstes, tous les talents resteraient cachés dans leur germes pour l’éternité, dans une vie de bergers d’Arcadie, dans la parfaite concorde, la tempérance et l’amour réciproque. Les hommes, inoffensifs comme les moutons qu’ils font paître, ne donneraient à leur existence une valeur guère plus grande que celle de leurs bêtes d’élevage; ils ne combleraient pas le vide de la création au regard de sa finalité, comme nature raisonnable. Que la nature soit donc remerciée, pour cette incapacité à se supporter, pour cette vanité jalouse d’individus rivaux, pour l’appétit insatiable de possession mais aussi de domination! Sans cela, les excellentes dispositions sommeilleraient éternellement en l’humanité à l’état de simples potentialités. L’homme veut la concorde, mais la nature sait mieux ce qui est bon pour son espèce: elle veut la discorde. L’homme veut vivre à son aise et plaisamment, mais la nature veut qu’il soit dans l’obligation de se précipiter hors de son indolence et de sa tempérance inactive dans le travail et les efforts, pour aussi, en revanche, trouver en retour le moyen de s’en délivrer intelligemment. Les mobiles naturels, les sources de l’insociabilité et de la résistance générale, d’où proviennent tant de maux, mais qui pourtant opèrent toujours une nouvelle tension des forces, et suscitent ainsi un développement plus important des dispositions naturelles, trahissent donc bien l’ordonnance d’un sage créateur, et non comme qui dirait la main d’un esprit malin qui aurait abîmé son ouvrage magnifique ou l’aurait corrompu de manière jalouse.

Emmanuel Kant, Idée d’une histoire universelle (traduction de Philippe Folliot).

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En lisant Kant (5)

“La colombe légère, qui, dans son libre vol, fend l’air dont elle sent la résistance, pourrait s’imaginer qu’elle volerait bien mieux encore dans le vide. C’est ainsi que Platon, quittant le monde sensible, qui renferme l’intelligence dans de si étroites limites, se hasarda, sur les ailes des idées, dans les espaces vides de l’entendement pur. Il ne s’apercevait pas que, malgré tous ses efforts, il ne faisait aucun chemin, parce qu’il n’avait pas de point d’appui où il pût appliquer ses forces pour changer l’entendement de place. C’est le sort commun de la raison humaine dans la spéculation, de commencer par construire son édifice en toute hâte, et de ne songer que plus tard à s’assurer si les fondements en sont solides. Mais alors nous cherchons toutes sortes de prétextes pour nous consoler de son manque de solidité, ou même pour nous dispenser de le soumettre à une épreuve si tardive et si dangereuse. Ce qui, tant que dure la construction, nous exempte de tout souci et de tout soupçon, et nous trompe par une apparente solidité, le voici. Une grande partie, et peut-être la plus grande partie de l’œuvre de notre raison, consiste dans l’analyse des concepts que nous avons déjà des objets. Il en résulte une foule de connaissances qui, bien qu’elles ne soient que des explications ou des éclaircissements de ce que nous avions déjà pensé dans nos concepts (mais d’une manière confuse), et, bien qu’au fond elles n’étendent nullement les concepts que nous possédons, mais ne fassent que les coordonner, n’en sont pas moins estimées, du moins dans la forme, à l’égal de vues nouvelles. Or comme cette méthode fournit une connaissance réelle a priori, qui a un développement certain et utile, la raison, dupe de cette illusion, se laisse aller, sans s’en apercevoir, à des assertions d’une toute autre espèce, et elle ajoute a priori aux concepts donnés des idées tout à fait étrangères, sans savoir comment elle y est arrivée, et sans même songer à se poser cette question. Je vais donc traiter tout d’abord de la différence de ces deux espèces de connaissances.”

Emmanuel Kant, Critique de la raison pure, Bibliothèque de La Pléiade, Tome I, page 764.

Commentaire : dans son libre vol, la colombe pense qu’elle volerait plus vite et plus librement dans le vide parce qu’elle sent la résistance de l’air. On pourrait utiliser cette métaphore pour parler de notre rapport à la loi. La colombe déplore la résistance de l’air, ignorant que sans l’air, elle choirait et que ce qu’elle vit comme un empêchement est en fait la condition de son vol. Nous imaginons souvent une vie sans règles, sans lois, au nom de la liberté à laquelle nous aspirons et nous oublions que sans ces contraintes, notre liberté ne pourrait plus s’exercer du tout. Nous ressentons comme un obstacle ce qui est une condition d’existence et d’exercice de cette liberté tant désirée.

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De la discrétion

Recommandation:

Philippe Merlier
De la discrétion
Être ou ne pas être socialement visible

Éditions Le Bord de l’eau, 2024, 240 pages, 22.00€

La discrétion caractérise les grands esprits, qui construisent leur œuvre dans l’ombre et le silence. Ils préfèrent la patience du penser à la fébrile agitation de l’opinion médiatique. Et si cette sagesse se transfusait un peu à tous les citoyens?

Cet essai examine la discrétion comprise comme vertu sociale essentielle dans une société décente: elle est étudiée non pas en tant que qualité morale individuelle, mais comme un concept social qui permet de penser les phénomènes d’invisibilité sociale choisie, et non seulement subie. La philosophie sociale est souvent soucieuse de penser les pathologies sociales et l’invisibilité subie; le phénomène de la discrétion est ici conçu comme une socialisation par disparition (plus précisément: par désapparaître), comme condition nécessaire à toute vie sociale décente. L’ouvrage décrit la discrétion comme phénomène social, avec sa dimension paradoxale de présence et d’absence, de socialisation par le retrait, d’apparition par disparition. La discrétion suppose une forme de lutte pour la reconnaissance et caractérise les devenirs-minoritaires (I). L’invisibilisation sociale est cause de souffrance quand elle est subie, mais peut aussi être un mode de reconnaissance lorsqu’elle est choisie: elle joue alors un rôle stratégique de comportement dans toutes les classes sociales. À partir d’une lecture de Axel Honneth, le propos démontre que la discrétion, paradoxalement, est une forme de lutte pour la reconnaissance (II). Dans tous les cas, la discrétion est surtout une condition nécessaire de la vie démocratique: par sa discontinuité spatiale et temporelle, elle relève du discernement, de la prudence et de la réserve nécessaires à la vie en société. C’est ainsi que le principe de laïcité repose sur la discrétion, par la discontinuité entre le spirituel et le politique, et la discontinuité de la présence du citoyen dans l’espace et le temps de la vie publique (III). Mais la discrétion comme ciment de la socialité ne doit pas être confondue avec le secret et la dissimulation, auxquels elle s’oppose (IV). La nouvelle phénoménologie sociale de la discrétion esquissée ici conduit alors à une éthique de la vie sociale décente, qui reconnaît la fragilité de l’humain et relève de l’humanisme critique (V).

Professeur des universités, Philippe Merlier enseigne la philosophie. Auteur de onze ouvrages, dont trois sur le philosophe tchèque Jan Patočka et deux sur l’éthique du travail social, il est chercheur associé à l’unité de recherche UR 7387 D.I.R.E. de l’université de La Réunion.

Philippe Merlier sera présent à la librairie Page et Plume de Limoges, le 8 mars de 17h à 19h pour une séance de signatures, et le 15 mars à 20h, sur France Inter, dans l’émission « L’heure de la philo ».

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