Livre I, Chapitre III. Nos affections s’emportent au-delà de nous
Ceux qui accusent les hommes d’aller toujours béant après [désirant avidement] les choses futures, et nous apprennent à nous saisir des biens présents, et nous rasseoir [nous en tenir à] en ceux-là: comme n’ayant aucune prise sur ce qui est à venir, voire assez moins [et même beaucoup moins] que nous n’avons sur ce qui est passé, touchent la plus commune des humaines erreurs: s’ils osent appeler erreur, chose à quoi nature même nous achemine, pour le service de la continuation de son ouvrage, nous imprimant, comme assez d’autres, cette imagination fausse [cette idée de béer après des choses futures], plus jalouse de notre action, que de notre science [la nature étant plus attentive à nous faire agir qu’à nous faire penser]. Nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà. La crainte, le désir, l’espérance, nous élancent vers l’avenir: et nous dérobent le sentiment et la considération de ce qui est, pour nous amuser [nous faire perdre notre temps] à ce qui sera, voire quand nous ne serons plus.
Calamitosus est animus futuri anxius (Sénèque, Épîtres, XCVIII)
[Le malheur accable l’esprit inquiet de l’avenir.]
Montaigne, Les Essais I, chap. III, Librairie de France, 1962, volume I, page 56.