Vies minuscules (incipit)
Vie d’André Dufourneau
Avançons dans la genèse de mes prétentions.
Ai-je quelque ascendant qui fut beau capitaine, jeune enseigne insolent ou négrier farouchement taciturne? À l’est de Suez quelque oncle retourné en barbarie sous le casque de liège, jodhpurs aux pieds et amertume aux lèvres, personnage poncif qu’endossent volontiers les branches cadettes, les poètes apostats, tous les déshonorés pleins d’honneur, d’ombrage et de mémoire qui sont la perle noire des arbres généalogiques? Un quelconque antécédent colonial ou marin?
La province dont je parle est sans côtes, plages ni récifs; ni Malouin exalté ni hautain Moco n’y entendit l’appel de la mer quand les vents d’ouest la déversent, purgée de sel et venue de loin, sur les châtaigniers. Deux hommes pourtant qui connurent ces châtaigniers, s’y abritèrent sans doute d’une averse, y aimèrent peut-être, y rêvèrent en tout cas, sont allés sous de bien différents arbres travailler et souffrir, ne pas assouvir leur rêve, aimer peut-être encore, ou simplement mourir. On m’a parlé de l’un de ces hommes; je crois me souvenir de l’autre.
Un jour de l’été 1947, ma mère me porte dans ses bras, sous le grand marronnier des Cards, à l’endroit où l’on voit déboucher soudain le chemin communal, jusque-là caché par le mur de la porcherie, les coudriers, les ombres; il fait beau, ma mère sans doute est en robe légère, je babille; sur le chemin, son ombre précède un homme inconnu de ma mère; il s’arrête; il regarde; il est ému; ma mère tremble un peu, l’inhabituel suspend son point d’orgue parmi les bruits frais du jour. Enfin l’homme fait un pas, se présente. C’était André Dufourneau.
(…)
Vies minuscules, Pierre Michon, Gallimard, 1984.