En lisant Julien Gracq (20)

L’ange gardien de nos lectures, si grand, si expéditif économiseur de notre temps. Celui qui, devant un compte rendu enthousiaste, un titre qu’on nous vante, un livre qu’on hésite à acheter, nous souffle à l’oreille, gentiment, décisivement, toujours obéi: “Non. Pas celui-là! Laisse. Celui-là n’est pas de ton ressort. Celui-là n’est pas pour toi.”

Quand il m’est arrivé par la suite de me trouver dans l’obligation de le vérifier, je n’ai guère eu à revenir sur le bien-fondé de cette abstention spontanée. D’autant plus difficile à expliquer qu’elle se détermine sur des indices aussi dérisoires que capricieux: le titre du livre tout autant que la photographie de l’auteur, le créneau que la critique lui assigne dans la production littéraire, le ton de cette critique, la personnalité de ses thuriféraires et de ses ennemis. Tout volume mis dans le circuit semble être le lieu d’une émanation sui generis qui guide vers lui, en aveugle, toutes antennes alertées, un certain public et en écarte un autre, par l’effet d’une étrange sexualité littéraire.

Julien Gracq, Carnets du grand chemin, Éditions José Corti, 1992, pages 253/254.

Cet article a été publié dans Littérature. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire