En lisant Montaigne (2)

(du bon usage des citations)

Qu’on voie en ce que j’emprunte si j’ai su choisir de quoi rehausser mon propos. Car je fais dire aux autres ce que je ne puis si bien dire, tantôt par faiblesse de mon langage, tantôt par faiblesse de mon sens. Je ne compte pas mes emprunts, je les pèse. Et si je les eusse voulu faire valoir par nombre, je m’en fusse chargé deux fois autant. Ils sont tous, ou fort peu s’en faut, de noms si fameux et anciens qu’ils me semblent se nommer assez sans moi. Ès raisons et inventions que je transplante en mon solage [sol, terrain] et confondu aux miennes, j’ai escient [à dessein] omis parfois d’en marquer l’auteur pour tenir en bride la témérité de ces sentences hâtives qui se jettent sur toute sorte d’écrits — notamment jeunes écrits d’hommes encore vivants, et en vulgaire, qui reçoit tout le monde à en parler et qui semble convaincre la conception et le dessein, vulgaire de même. Je veux qu’ils donnent une nasarde à Plutarque sur mon nez et qu’ils s’échaudent à injurier Sénèque en moi. Il faut musser [cacher] ma faiblesse sur ces grands crédits. J’aimerais quelqu’un qui me sache déplumer, je dis [j’entends] par clarté de jugement et par la seule distinction de la force et beauté des propos. Car moi qui à faute de mémoire demeure court tous les coups à les trier par connaissance de nation [de leur source], sait très bien sentir, à mesurer ma portée, que mon terroir n’est aucunement capable d’aucunes [certaines] fleurs trop riches que j’y trouve semées, et que tous les fruits de mon cru ne les sauraient payer.

Les Essais, Livre II, chapitre X, Des livres, volume II, page 162, Union Latine d’Éditions.

Cet article, publié dans Culture, Littérature, est tagué , , , , , . Ajoutez ce permalien à vos favoris.

Laisser un commentaire