Les couleurs de l’infamie (incipit)
La multitude humaine qui déambulait au rythme nonchalant d’une flânerie estivale sur les trottoirs défoncés de la cité millénaire d’Al Qahira, semblait s’accommoder avec sérénité, et même un certain cynisme, de la dégradation incessante et irréversible de l’environnement. On eût dit que tous ces promeneurs stoïques sous l’avalanche incandescente d’un soleil en fusion entretenaient dans leur errance infatigable une bienveillante complicité avec l’ennemi invisible qui sapait les fondements et les structures d’une capitale jadis resplendissante. Imperméable au drame et à la désolation, cette foule charriait une variété étonnante de personnages pacifiés par leur désœuvrement; ouvriers en chômage, artisans sans clientèle, intellectuels désabusés sur la gloire, fonctionnaires administratifs chassés de leurs bureaux par manque de chaises, diplômés d’université ployant sous le poids de leur science stérile, enfin les éternels ricaneurs, philosophes amoureux de l’ombre et de leur quiétude, qui considéraient que cette détérioration spectaculaire de leur ville avait été spécialement conçue pour aiguiser leur sens critique. Des hordes de migrants venus de toutes les provinces — nourries d’illusions insanes sur la prospérité d’une capitale changée en fourmilière — s’étaient agglutinés à la population autochtone et pratiquaient un nomadisme urbain d’un pittoresque désastreux. Dans cette ambiance sauvagement perturbée, des voitures fonçaient comme des engins sans conducteur et sans souci des feux de signalisation, transformant ainsi pour le piéton toute velléité de traverser la chaussée en un geste suicidaire. Bordant les artères négligées par la voirie, des immeubles promis à de prochains effondrements (et dont les propriétaires avaient de longue date banni de leur esprit toute fierté de possédants) exhibaient sur leurs balcons et leurs terrasses convertis en gîtes précaires, les hardes colorées de la misère comme drapeaux de victoire. La vétusté de ces habitations évoquait l’image de futurs tombeaux et donnait l’impression, dans ce pays hautement touristique, que toutes ces ruines en suspens avaient acquis par tradition valeur d’antiquités et demeuraient par conséquent intouchables. En certains endroits, l’éclatement d’une conduite d’égout formait une mare aussi large qu’une rivière où pullulaient les mouches et d’où montaient les effluves d’innombrables puanteurs. Des enfants nus et sans vergogne s’amusaient à s’éclabousser avec cette eau putride, seul antidote contre la chaleur. Des tramways couverts de grappes humaines comme dans un jour de révolution s’ouvraient à une allure rampante un passage sur les rails encombrés par la masse contraignante d’une populace depuis longtemps rompue à la stratégie de la survie. Contournant avec obstination tous les obstacles et les embûches dressés sur son chemin, cette populace que rien ne rebutait et qu’aucun but précis n’attirait exclusivement, poursuivait son périple dans les méandres de la ville investie par la décrépitude au milieu des hurlements de klaxons, de la poussière, des déchets et des fondrières sans donner le moindre signe d’agressivité ou de protestation; la conscience d’être vivante semblait annihiler en elle toute autre considération. De loin en loin arrivait, diffusée par les haut-parleurs, comme une rumeur de l’au-delà, les voix des prédicateurs aux portes des mosquées.
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Albert Cossery, Les couleurs de l’infamie, (1999), Éditions Joëlle Losfeld, Œuvres complètes II, pages 533/534.