Une imposture organisée
La philosophie d’Albert Cossery part d’un implacable constat: nous vivons sous le règne de l’imposture. Imposture en ce sens que le fonctionnement de nos sociétés (…) repose sur un mensonge qui tient à la nature même du pouvoir: les gens qui nous gouvernent nous mentent non seulement sur leurs agissements véritables mais aussi sur eux-mêmes car ils ne sont pas ce qu’ils prétendent être.
Nullement soucieux, en effet, d’améliorer le sort de l’humanité, les dirigeants à l’échelle du monde ne constituent qu’un « ramassis de bandits sanguinaires », « une bande de fantoches [aux] convulsions grotesques et bouffonnes »; ce sont « des gens qui se prennent au sérieux » mais « ne manquent jamais [leur] vocation de pitre », des individus pitoyables d’une « insolente bêtise », d’une « stupidité tragique ».
On peut bien sûr se demander comment cette imposture est acceptée par des milliards d’individus alors que sa présence semble si évidente et si visible, ses effets aussi néfastes. D’après Cossery, cette imposture perdure et s’ancre parce qu’elle est savamment organisée, entretenue et maintenue. Organisée d’abord grâce à un système d’apparences (et d’apparats) qui en impose.
Il est singulier de constater, en effet, que les princes d’aujourd’hui, comme ceux d’hier, dépendent de tout un système protocolaire qui marque les distances. Une certaine supériorité semble en naître, et pour qui possède le goût du pouvoir, la tentation est grande de prendre la pose. C’est le cas du gouverneur, dans La violence et la dérision, dont il nous est dit que « se prenant pour un aigle, il se devait de se donner un regard supposé de ce roi des airs ». De plus, le train de vie luxueux de ces dignitaires, de même que la déférence excessive que la Cour manifeste à leur égard (et qui n’est pas sans rappeler, d’ailleurs, celle que l’on réservait, durant les siècles passés, aux grands monarques) instaure une distance telle que l’Élu se trouve tout naturellement placé sur un piédestal (…). Bref, tout un système conçu intentionnellement place les princes dans des sphères qui paraissent vite inaccessibles au simple citoyen.
Ainsi la Société a inventé une nouvelle réalité (…) qui s’appuie sur une morale aux fondements inébranlables dont la règle première, tacite, (…) sera que, puisque nous vivons dans un système où le peuple gouverne par l’intermédiaire de ses représentants, il s’agira de respecter ceux que l’on a portés au pouvoir; toute entrave au règlement impliquant, par ricochet, que l’on ne se respecte pas soi-même. Ensuite, la morale universelle s’appuie sur les indiscutables principes républicains de liberté, d’égalité, de fraternité. Mais, s’interroge Cossery, le sacro-saint principe de liberté, auquel nous nous référons sans cesse, a-t-il seulement une existence véritable? N’est-il pas plutôt « une notion abstraite et un préjugé bourgeois »?
(…)
Cette morale fondée sur le respect – de nos représentants, des grands principes –, confectionnée à l’intention du peuple, est bel et bien dirigée contre lui; elle est, nous dit Cossery, un « instrument de domination destiné à tenir en respect les misérables ».
Albert Cossery, une éthique de la dérision, de Raymond Espinose, Éditions Orizons, 2008, pages 13 à 16.