En lisant Érasme (5)

(des sciences)

Nos ingénieux contradicteurs viennent nous dire que la connaissance des Sciences est donnée à l’homme pour que son intelligence compense ce que lui refuse la Nature. Comme s’il était vraisemblable que la Nature, si vigilante pour les moucherons et même pour les plantes et les fleurs, sommeillât seulement pour l’homme, en lui imposant de recourir aux Sciences inventées à son dam par Theuth(1), l’ennemi du genre humain! Elles sont, en effet, si peu utiles au bonheur qu’elles ne servent même pas à réaliser le bien qu’on attend de chacune d’elles, comme le prouve élégamment dans Platon un roi fort sensé, à propos de l’invention de l’écriture. Les Sciences ont fait irruption dans l’humanité avec le reste de ses fléaux; elles proviennent des auteurs de toutes les mauvaises actions, c’est-à-dire des démons, dont le nom même, en grec, signifie qu’ils sont savants.
D’aucune science n’était pourvue la race simple de l’âge d’or; seul la guidait l’instinct de la Nature. Quel besoin avait-on de la grammaire, puisque la langue alors était la même pour tous et que la parole ne servait à rien d’autre qu’à se faire comprendre? Quel besoin de la dialectique, puisque aucun combat ne se livrait entre opinions rivales? Que faire de la rhétorique, puisqu’il n’y avait point de procès? Quel usage de la jurisprudence, alors que n’avaient pas commencé les mauvaises mœurs, d’où sont nées sans nul doute les bonnes lois? Les hommes étaient trop religieux pour porter une curiosité impie aux mystères de la Nature, mesurer les astres, leurs mouvements, leurs influences, scruter le secret mécanisme du monde. Ils croyaient criminel qu’on cherchât à en savoir plus long qu’un simple mortel. C’était démence que regarder au-delà du ciel et la pensée n’en venait à personne. Mais, à mesure que diminua cette pureté de l’âge d’or, les mauvais génies dont j’ai parlé inventèrent les Sciences. Elles furent d’abord peu nombreuses avec peu d’initiés. Plus tard, la superstition des Chaldéens et la vaine frivolité des Grecs les surchargèrent de tortures sans nombre pour l’intelligence, au point que la grammaire seule peut faire le supplice de toute une vie.

Éloge de la folie, Érasme, traduction par Pierre de Nolhac, Garnier-Flammarion, 1964.

(1) Dans le Phèdre de Platon, Socrate raconte que Theuth se rendit auprès du roi Thamous pour lui présenter ses inventions; le roi lui fit des observations pertinentes sur l’une ou l’autre de ces sciences mais, quand on en arriva aux lettres de l′écriture, il déclara: « O Theuth, découvreur d’art sans rival, … tu te plais à doter l’enfant d′un pouvoir contraire à celui qu’il possède. Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance, en tant que, confiants dans l’écriture, ils chercheront au-dehors, grâce à des caractères étrangers, non point au-dedans et grâce à eux-mêmes, le moyen de se ressouvenir. »
(note de Jean et Anne-Marie Yvon dans Éloge de la Folie, Union Latine d’Éditions, 1964, page 72.)

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